Remy Artiges PhotographeEST

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«EST»

« Au train où vont les choses » (2005-2014)

Rémy Artiges a arpenté entre 2005 et 2014 les 400 kilomètres du chantier du futur TGV Paris-Strasbourg.
En 2007 à la demande du photographe, l'écrivain François Maspero éclaire ce parcours à travers un monde en transit.

« Cher Remy Artiges, il y a quelques jours, je ne vous connaissais pas. Vous m'avez dit que vous étiez photographe, que vous aviez parcouru à pied le chantier du TGV Paris-Strasbourg, que vous prépariez une exposition et que vous souhaitiez que j'écrive un texte. Cela, parce que vous avez lu un livre que j'ai écrit il y a plus de quinze ans - autant dire la Préhistoire - qui racontait aussi un voyage, sur les soixante kilomètres de la ligne B du RER, en nous arrêtant à chaque station, mon amie photographe Anaïk Frantz et moi. En vous entendant, je me suis rappelé Cartier-Bresson : «Le photographe, cet être qui va à pied». Et j'ai pensé de vous : en voilà un qui doit être de la famille. Il faut encore que je vous dise : je suis de ceux qui, vers leur vingtième année, ont été marqués par cette formidable exposition des grands photographes de l'époque : «The Family of Man». Le lendemain, vous avez déposé vos photos. Je ne sais rien de plus. Ni pourquoi, ni comment. Les photos sont là, nues, nettes, muettes d'abord. Aucun commentaire, ni déclaration d'intention. Une situation idéale, en somme, pour une authentique découverte. Il faut les faire sortir de leur silence. Je les regarde, mais elles : me regardent-elles ? Je veux dire : quand je les regarde, est-ce qu'elles me parlent de quelque chose qui me regarde ? Parce qu'elle est bien loin, dans vos photos, la grande famille des hommes. Je vous l'ai dit : la Préhistoire. Bien sûr, je peux m'étendre sur leur perfection formelle. Je peux dire que chacune est une épure. Qu'elle se suffit à elle-même. Qu'elle se situe à ce point d'équilibre où l'instantané devient une infime parcelle de temps arrêté : une infime parcelle d'éternité. Mais bon. Pour moi l'essentiel est ailleurs. Parce que je m'étais dit : un chantier, ce sont des rencontres : des hommes, de l'avenir, des grands espaces. «Allons au-devant de la vie», chantait-on dans des temps que vous n'avez pas connus. Mais la vie, ici? Les humains ont presque disparu. Enfin, pas tout à fait : il y a un clown à la fin du trajet. Pourquoi me plaît-il tant ? Parce qu'il y a toujours un peu de douceur et de tristesse, derrière le rire du clown ? Reste l'harmonie des lignes et des formes qui, exclues par l'objectif de toute finalité - on n'est pas censé savoir d'où elles viennent, ni où elles vont, ni pourquoi -, ne semblent destinées à rien. En tout cas, pas à relier Paris et Strasbourg. Dans ma Préhistoire, encore, on disait que la rapidité des communications rapprocherait les hommes et les ferait se comprendre entre eux. Vos photos me disent que la merveille, qui a fait 574 km à l'heure, efface les hommes, abolit le temps et ne laisse, dans l'espace, que des entailles à vif et des épaves. Une terre marquée, comme on marquait les forçats : elle ne cicatrisera jamais complètement. Désormais passeront des machins oblongs qui transporteront leurs passagers si vite qu'ils ne verront rien. Et de ceux qui ont vécu, travaillé là, il ne demeure déjà plus que ces signes dérisoires : une botte, un gant qui se décomposent, des empreintes de mains sur un mur comme un appel au secours. Alors, allez savoir pourquoi, je pense soudain au poète colombien Álvaro Mutis : «Le train en question partait du plateau désert une fois par an et atteignait sa destination, une petite station estivale dans les mers chaudes, entre le 8 et le 12 novembre. Le parcours était de cent vingt-deux kilomètres. Quand venait la fin du voyage, on pouvait entendre dans le dernier wagon les vagissements de plusieurs nouveaux nés.» Amicalement ».

François Maspero

Ce texte accompagnait une première version de ce travail à la galerie Baudoin Lebon à Paris en 2007.

Rémy Artiges surveyed between 2005 and 2014 the 250mi of the site of the future TGV Paris-Strasbourg.
In 2007 at the request of the photographer, the writer François Maspero illuminates this journey through a world in transit.

Dear Remy Artiges, a few days ago, I did not know you. You told me that you were a photographer, that you had walked the TGV Paris-Strasbourg on foot, that you were preparing an exhibition and that you wanted me to write you a text. That's because you read a book that I wrote more than fifteen years ago - more like prehistory - that also told a trip, on the sixty kilometers of the RER line B, stopping at each station , my friend photographer Anaïk Frantz and I. Hearing you, I remembered Cartier-Bresson: "The photographer, this being who goes on foot". And I thought of you: here is one who must be of the family. I still have to tell you: I am one of those who, towards their twentieth year, was marked by this wonderful exhibition of the great photographers of the time: "The Family of Man". The next day, you filed your photos. I do not know anything more. Neither why, nor how. The photos are there, naked, clear, dumb first. No comment or statement of intent. An ideal situation, in short, for a real discovery. You have to get them out of their silence. I look at them, but do they look at me? I mean, when I look at them, do they tell me something about me? Because it is far away, in your photos, the big family of men. I told you: Prehistory. Of course, I can dwell on their formal perfection. I can say that each is a sketch. That she is self-sufficient. That it is at this point of equilibrium where the snapshot becomes a tiny piece of time stopped: a tiny patch of eternity. But OK. For me the essential is elsewhere. Because I had told myself: a building site, these are meetings: men, the future, open spaces. "Let's go before life," we sang in times you did not know. But life here? Humans have almost disappeared. Well, not quite: there's a clown at the end of the ride. Why do I like him so much? Because there is always a little sweetness and sadness behind the laughter of the clown? There remains the harmony of lines and forms which, excluded by the objective of any finality - one is not supposed to know where they come from, where they are going, or why - seem to be destined for nothing. In any case, not to connect Paris and Strasbourg. In my prehistory, again, it was said that the rapidity of communications would bring men together and make them understand each other. Your photos tell me that the wonder, which has made 574 km per hour, erases men, abolishes time and leaves, in space, only live cuts and wrecks. A marked land, as the convicts were marked: it will never heal completely. From now on, there will be oblong things that will transport their passengers so fast that they will not see anything. And of those who have lived and worked there, nothing remains but these derisory signs: a boot, a glove that decompose, handprints on a wall like a cry for help. So why do I suddenly think of the Colombian poet Álvaro Mutis: "The train in question left the desert plateau once a year and reached its destination, a small summer resort in the warm seas, between the 8th and 12th November. The course was one hundred and twenty-two kilometers. When the end of the trip was over, you could hear in the last car the wails of several newborns. "

François Maspero

This text accompanied a first version of this work at the Baudoin Lebon gallery in Paris in 2007.

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